L’aménagement
Posté par amorbelhedi le 1 juillet 2011
Décentralisation, aménagement du territoire et démocratie locale en Tunisie
Défis et enjeux
Amor Belhedi
FSHS, Université de Tunis
Communication au Colloque International « La décentralisation et la démocratie locale en Tunisie : Enjeux et perspectives »Ministère de l’Intérieur, CFAD, Hôtel Diarelmadina, Hammamet 30 juin, 01 et 02 juillet 2011
Quel est le rapport entre l’aménagement du territoire, la décentralisation et la démocratie locale ? Comment faire pour que l’aménagement soit au service de la démocratie ? Comment procéder pour que la démocratie serve l’aménagement ? La décentralisation favorise-t-elle la démocratie locale ? Des questions qui nous renvoient à traiter de trois points : 1– Préciser et rappeler brièvement l’essence de l’aménagement du territoire, 2– Faire le bilan de la question en Tunisie et 3– Préciser les enjeux.
1 – L’aménagement du territoire
L’aménagement du territoire est l’ « action volontaire et réfléchie d’une collectivité sur son territoire, quel que soit l’échelle (locale, régionale, nationale) en vue de la reproduction, le développement et le progrès (cadre et qualité de vie).
C’est l’action politique du groupe sur son territoire pour la re-structuration permanente de l’espace, selon une démarche rationnelle, en exploitant les atouts, en tenant compte des contraintes et en limitant les gaspillages (économique, humain, spatial) par une utilisation rationnelle de l’espace et des ressources, afin d’assurer le bien être du groupe social et l’équité territoriale. C’est une « action politique ayant pour but d’harmoniser le développement des régions, de lutter contre les déséquilibres industriels ou culturels et les inégalités » (Grawitz M, 2000).
Le territoire est un espace approprié, organisé par un groupe social en vue de la reproduction. La notion d’appropriation est centrale pour en faire de l’aménagement une action de libération et de progrès ou à l’inverse, une domination et une aliénation supplémentaire. L’organisation stipule que c’est le groupe social qui définit cet ordre avec ses priorités et ses choix. Le territoire est un espace auto-produit dans lequel la collectivité s’y projette.
L’aménagement est une auto-projection géographique de la société de demain, dans un éclairage long terme permettant les décisions à court terme (Belhedi A, 1978). L’aménagement permet ainsi de transformer un espace en un territoire. L’aménagement exprime uneauto-pro-jection de l’avenir, indissociable du projet de société, il est éminemment politique. On ne s’approprie pas un espace aménagé ou commandé par l’autre, l’extérieur ; on peut le subir, dans la contrainte tout au plus !Sans pouvoir endogène des acteurs, sans gouvernance territoriale, le territoire n’existe pas.
L’aménagement se fonde sur deux impératifs antinomiques, ce qui nécessite inéluctablement des arbitrages :
- L’efficacité économique : Utiliser les atouts revient à favoriser les points forts, consolider la croissance là où elle existe et ne pas casser la dynamique amorcée, ce qui accroît les déséquilibres[1].
- L’équité socio-spatiale : Assurer l’équité territoriale reviendrait souvent à sacrifier la croissance, d’où le gaspillage des ressources et des moyens qui sont souvent limités.
L’aménagement du territoire est « une politique spatiale au service d’un projet de société. Il s’agit d’agir sur le spatial pour transformer le social ». C’est « la dimension sociale des politiques territoriales », au lieu d’être la dimension spatiale des politiques sociales. La distribution spatiale de la dépense publique et la discrimination positive des territoires en constituent les outils classiques.
La société créé son espace à son image, cet espace joue le rôle de ciment social de l’organisation sociale. Tout changement non intériorisé, introduit dans l’espace, désorganise la société et vice versa. La réorganisation spatiale porte en elle le germe de la désorganisation sociale, même momentanée et limitée, lorsqu’elle est imposée et non intériorisée. Les exemples du transfert de populations sont indicatifs à ce titre dans les opérations d’aménagement agricole ou de rénovation urbaine.
L’aménagement est l’ensemble des méthodes et outils qui partent d’une situation donnée en vue d’améliorer le cadre de vie et assurer un développement global par un éclairage à long terme des réalisations et programmes CMT en tenant compte des spécificités, des contraintes et des aptitudes de chaque espace.
L’aménagement du territoire apparaît comme une quadruple exigence : une exigence de justice spatiale : la correction des disparités, une exigence économique en termes de spécialisation fonctionnelle, de complémentarité des territoires et une recherche d’efficacité ; une exigence écologique qui assure la durabilité des ressources et une exigence politique : la gouvernance territoriale, ce qu’on appelle de nos jours la géogouvernance. L’aménagement du territoire, comme le développement, doit être économiquement efficace, socialement équitable, écologiquement soutenable et politiquement « gouvernanciable ».
1.1- Les maîtres-mots de l’aménagement
L’analyse des différentes définitions données ci-dessous, citées ici à titre d’exemple, nous permet de relever certains mots-clefs qui reviennent souvent avec un ordre et une articulation différente chaque fois : La collectivité, l’action volontaire, l’arbitrage, la démocratie territoriale, l’action permanente, l’esprit civique, la rationalité et l’éclairage à long terme,…
* « L’aménagement du territoire est l’instrument d’une démocratie moderne (…). C’est l’œuvre de la nation, une œuvre permanente qui déborde les soucis immédiats. C’est l’expression nouvelle de l’esprit civique» (Lamour Ph, 1967).
* « Action volontaire et réfléchie d’une collectivité visant à mieux répartir sur son territoire de nouvelles activités économiques et culturelles » (Lacoste Y, 2007).
* « L’aménagement est l’ensemble des savoirs et des savoirs-faires dont la construction et l’application servent à transformer et adapter volontairement des espaces, d’échelles et de types variés, au bénéfice des sociétés qui les produisent et les occupent » (Lévy J et Lussault M, p61).
Le Code de l’Aménagement du Territoire et de l’Urbanisme (CATU, Loi 94-122, du 28 novembre 1994), définit l’aménagement dans son article 2 comme « l’ensemble des choix, des orientations et des procédures fixés à l’échelle nationale ou régionale pour organiser l’utilisation de l’espace et même d’assurer notamment la cohérence dans l’implication des grands projets d’infrastructures, d’équipements publics et des agglomérations ». Faut-il noter ici l’absence de l’allusion au niveau local dans cet article ?
1.2- De l’utilisation optimale…à la maîtrise de l’espace
L’espace est devenu une ressource limitéequ’il convient de planifier et de gérer efficacement. Il setrouve au centre de conflits et de luttes pour l’affectation, l’attribution et l’appropriation.
L’aménagement, vise essentiellementl’utilisation optimale, l’adaptation ou la correction de la structure spatiale au service d’un projet de société dont le développement. Si ce projet change, l’aménagement change. L’évolution de la société nous écarte toujours de deux idéaux : l’équilibre et l’équité d’où la nécessité permanente de cet aménagement.
Il faut signaler la présence d’une contradiction systémique entre la société, son territoire et l’environnement global qui fait qu’il y a toujours un décalage, voire une contradiction entre chaque couple et que l’espace ne répond pas aux besoins d’une société qui évolue en permanence, d’où l’aménagement incontournable. Comment programmer ce qui est inévitable ?
L’espace représente une matérialité qui pérennise les rapports sociaux : un barrage, une autoroute, un pôle technologique sont faits pour des décennies et engagent irrémédiablement l’avenir. Le futur prend ses racines dans le présent, voire la passé. L’aménagement de l’espace constitue, à ce titre,un véritable enjeu social ? N’assure-t-il la reproduction de la formation sociale actuelle ? La majeure partie des traits de la Tunisie de demain sont déjà là ?
La structure spatiale est l’une des composantes les plus rigides. Il est dangereux de laisser l’organisation de l’espace à une évolution spontanée ou orientée de l’extérieur notamment pendant la phase de transition. Ce danger est d’autant plus grand que le pays est sous-développé, petit, peu diversifié, dépendant ou laisse libres les mécanismes de marché. L’aménagement exogène conduit toujours à ladépendance durable (M. Santos 1978) à travers une structure spatiale extravertie.
L’espace en transition est un espace encore organisé par le système antérieur qui a tendance à se maintenir et contrarier le système naissant. L’organisation de l’espace constitue un instrument fondamental du projet de société,l’élément le plus sûr mais aussi le plus résistant et ne peut êtrelaissée au hasard, ni négligée,la destinée du groupe en dépend.
1.3- Les fondements : les difficiles arbitrages
A ce titre, l’aménagement est indissociable du pouvoir dans la mesure où on aménage pour assurer et la reproduction, permettre le développement et améliorer la qualité de la vie.Mais la reproduction, le développement de qui ? A qui profite cet aménagement et quelle est la frange exclue ? L’aménagement est cette restructuration permanente de l’espacesur une base de rationalité, d’économie et d’équité en vue du bien être du groupe. Bref qui décide de ces paramètres, qui procède aux arbitrages ?
Quatre problèmes se posent à ce titre :
i- L’approche est fondamentalement contradictoire, elle se fonde sur l’efficacité qui conduit inéluctablement à favoriser les espaces nantis, dotés et bien placés. Elle consiste aussi à assurer l’équité entre les hommes et les espaces, d’où le gaspillage de ressources, la sous utilisation des compétences ? Qui procède à l’arbitrage ? Est-ce le pouvoir central ? Comment s’articulent les différents niveaux de décision ?
ii- La rationalité permet l’arbitrage, les choix et les priorités, bref le pouvoir et son partage… Mais de quelle rationalité s’agit-il, celle d’un acteur donné quelque soit sa légitimité ou de la collectivité ? Comment assurer la représentativité de cette collectivité ?
iii- Le conceptdebien être est flou ; il est, à la fois, quantitatif et qualitatif ; deux aspects qui ne vont pas souvent ensemble ! Comment rallier les deux volets ?
iv- L’évolution constante de la société et de ses besoins fait de l’aménagement un processus de restructuration permanente, comme le développement, d’oùla nécessité d’une certaine souplesse, de l’anticipation et l’intérêt que revêtent les outils de gestion et de régulation, de contrôle et de suivipour corriger à temps les trajectoires et moduler les choix.
1.4- Des principes de base
L’aménagement du territoire s’appuie sur l’optimisation dont les principes peuvent être résumés par les plus récurrents :
- Le polycentrisme, la régionalisation et la hiérarchisation du territoire national : le territoire s’organise toujours autour de plusieurs pôles, centres ou métropoles sous forme de régions et de « pays ». La régionalisation et la partition de l’espace est incontournable.
- L’équité, la réduction des inégalités et l’équilibre spatial constituent un souci constant de tout aménagement quel que soit l’échelle spatiale. Il ne s’agit pas d’un nivellement des différences ou des spécificités, il s’agit plutôt de ne pas dépasser les lignes rouges pour que les écarts restent toujours du domaine du supportable et de l’acceptable : des inégalités que tout le monde accepterait dans le cadre d’un consensus ce qui nécessite l’adhésion. Il s’agit de déséquilibres supportables et de là contrôlables.
- L’efficacité, l’efficience technique et économique et la rationalité des choix, de l’affectation et de l’utilisation des moyens.
- La décentralisation, la participation, le partenariat et la gouvernance permettant la démocratie locale participative des différents acteurs.
- L’amélioration du cadre de vie, l’équipement territorial et le développement durable
- La durabilité à la fois globale, spatiale et sectorielle ; l’anticipation et la flexibilité
1.5- L’obligation de résultat
L’aménagement, comme le développement, est régi par l’obligation du résultat. Il ne peut être jugé que sur ses résultats et non sur les intentions (souvent pieuses, rationnelles et bénéfiques) ! C’est selon le rapport de la population lésée, marginalisée ou laissée pour compte à celle qui en bénéficie qu’on peut juger une opération d’aménagement.
En outre, les besoins sociaux évoluent rapidement, leurs priorité change en l’espace d’une décennie. Ce qui apparaît comme un avantage à un moment donné peut s’avérer désastreux une dizaine d’années après si on n’anticipe pas suffisamment et on n’adopte pas une démarche flexible à tout moment qui laisse une marge de liberté aux décideurs pour pouvoir moduler et réguler à temps les trajectoires.
Ne serait-ce que pour ces deux principes seulement, l’aménagement n’a pas de sens sans pouvoir local et régional représentatifs et une collectivité territoriale impliquée dans le processus depuis l’idée jusqu’au suivi en passant par la conception, les choix, la réalisation, l’évaluation et la révision des schémas, des plans et des projets….
On parle de nos jours, de plus en plus, du développement territorial qui articule l’aménagement du territoire au développement socio-économique où le territoire, loin d’être un simple support matériel neutre, devient à la fois un facteur et une finalité du développement.
2- Le bilan en Tunisie
L’aménagement du territoire est passé par plusieurs étapes qu’on peut analyser sous trois points : 1- Les études, 2- La tutelle et l’attribution et 3- Le bilan.
2.1- Les études
On s’est acheminé progressivement des études sur les villes vers la dimension régionale jusqu’aux schémas d’aménagement avec les années.
a – L’urbain au centre des préoccupations de l’aménagement
Les premières études d’aménagement ont concerné les villes à travers le plan d’aménagement du Grand Tunis dès 1964 qui cristallisait l’espace migratoire tunisien avec des taux de croissance dépassant 5% ce qui a conduit la capitale à déborder son site. D’un autre côté, ce sont les études sectorielles qui ont été privilégiées dans la mesure où la planification économique a été prioritaire : les études de transport, les études des zones touristiques de Hammamet-Nabeul, Jerba-Zarzis, Sousse-Monastir et à un certain moment Gabes, l’étude du pôle industriel de Gabes avec le colloque de Zarzis en 1967, la zone minière qui est entrée en crise (DAT/G8, 1968 : la région minière).
Dés la fin des années 1960, l’exode rural était tel que la DAT a mené une étude sur les villes considérées comme le maillon de base : les unités urbaines en 1969, Villes et Développement en 1973 où la maîtrise de la croissance urbaine a été la clef de voûte de l’étude à une période où le taux du croît démographique a dépassé toutes les estimations : les taux avaient dépassé le seuil de 5% /an et on est arrivé à organiser le retour obligé des nouveaux arrivants, . La même année, fut créé le Programme de Développement Rural (PDR) pour fixer la population sur place et améliorer les conditions de vie.
L’étude s’est limitée à une ébauche de l’aménagement du territoire national avec trois villes hiérarchisées (Tunis, Sfax, Sousse) appelées à jouer le rôle de polarisation avec des liens privilégiés entre Tunis et les villes du Nord, Sousse-Kairouan, Sfax-Gabes. En 1979, un Comité interministériel de l’aménagement du territoire s’est réuni et a recommandé plusieurs actions.
Au début des années 1970, plusieurs études ont été menées sur les principales villes tunisiennes : Tunis 72, Sfax, Sousse, Gabes, Bizerte… A Tunis, plusieurs études sectorielles ont donné lieu à la création d’une institution de planification urbaine dés 1974 le District de Tunis, devenu par la suite l’Agence Urbaine du Grand Tunis (AUGT).
Avec la promulgation de la loi organique des communes en 1975[2], l’aménagement se cristallise sur l’espace urbain essentiellement sous forme de PAU, du PRA (Plan Régional d’Aménagement) de Tunis en 1977, du PDU (Plan Directeur d’Urbanisme) de Sfax en 1978. Ce n’est qu’en 1979 que le premier Code d’Urbanisme a été promulgué.
b- La décentralisation et l’action régionale
L’action régionale a commencé dés 1976 avec l’étude sur la décentralisation industrielle et la promulgation du FOPRODI (Fonds de Promotion et de décentralisation industrielle) en 1977 qui a divisé le pays en trois zones selon les avantages octroyés. On a encouragé la déconcentration universitaire et sanitaire dés le milieu des années 1970. Au début des années 1980, il y a la création du CGDR (Commissariat Général au développement Régional) qui a procédé à l’élaboration de la carte des priorités régionales qui a été utilisée comme base de la répartition des crédits du PDR (Programme de Développement Rural), puis du PDRI (Programme de Développement Rural Intégré). Les offices des périmètres irrigués (PPI) crées au début des années 1970 sont remplacés par la suite par trois Offices de Développement du Sud (ODS), du CO (ODCO) et du Nord-Ouest (ODSPANO). Au niveau industriel, la loi de 1981 a divisé le pays en cinq zones, remaniée en 1987 et reconduite en 1993 par le CII (Code des Investissements Industriels).
Il reste cependant qu’il s’est agi plutôt d’une déconcentration (dé-densification du tissu industriel et re-localisation des tâches banales) que d’une véritable dé-centralisation (multiplication des centres de décision) dans la mesure où il y a eu un affinage fonctionnel et une délégation de certaines tâches d’exécution renforçant même la centralité ?
c- Les schémas d’aménagement
Le premier SNAT a été élaboré en 1985 avec les SRAT pour chacune des régions (NE, NO, CE, CO, Sud) dans un contexte de l’Etat développeur. Le scénario de l’équilibre régional, où chaque région retiendrait sa population, a été préconisé avec des métropoles régionales.
Avec la crise qui s’est déclenché en 1985, la Tunisie a été contrainte d’adopter le PAS, de privatiser l’économie et de supprimer les entraves à l’intégration au libre échange avec en 1996 l’union douanière avec l’Union européenne dont la préparation a duré 12 ans (1996-2008) avec l’habilitation et la mise au niveau des différentes activités.
Il faut rappeler que le code d’aménagement et d’urbanisme est promulgué seulement en 1994 en pleine crise ?
Le second schéma national élaboré entre 1996-1998 a préconisé le nouvel ordre territorial avec une « Tunisie utile » lieu de la métropolisation, les plateformes logistiques, l’investissement rentable et les IDE, les pôles technologiques… Les zones intérieures sont destinées à l’aide que l’Etat va assurer à travers les mécanismes de la redistribution dans cette « Tunisie inutile ».
2.2 – Une hésitation d’attribution
L’aménagement du territoire est né en Tunisie dans les interstices de la planification, sorti de l’économie avec un simple service à la fin des années 1960 pour être rattaché à plusieurs Départements avec des va et vient entre l’Equipement, l’agriculture, le Plan, l’environnement ce qui n’est pas sans conséquences sur les attributions, le statut et la finalité même de l’aménagement du territoire. Le développement local relève-il de l’Intérieur ? Pourquoi le terme local a disparu après quelques semaines du label nouveau ministère qui s’occupe du développement régional ?
2.3 – Un bilan mitigé
En dépit des réalisations assurées en Tunisie qui ont permis la diffusion des infrastructures, le rééquilibrage territorial, l’affinage du système urbain, la mobilisation des ressources et leur protection, on relève plusieurs faiblesses dont on peut citer : le déséquilibre régional persistant, les déséquilibres des systèmes urbains et la carence de la gouvernance (territoriale).
a- Le déséquilibre régional
Il s’exprime à travers la permanence de la carte des niveaux de développement malgré l’amélioration générale du niveau et des conditions de vie (Belhedi A, 1996, 1999).
Il se manifeste par la forte concentration sur la frange littorale à tous les niveaux : 75% de la valeur ajoutée, 95% de l’économie industriel et touristique, 68% de la population, 80% du parc internet, les technopoles, le trafic aérien,… (Belhedi A 2010, 2011).
Cette concentration s’est opérée sur la frange littorale, suite à la nationalisation, à la mise en place des pôles de développement dans les années 1960 (AMS de Sousse, Meublatex, textile de Ksar Hellal…), la crise de Bizerte et la reconversion conséquente ; la libéralisation des années 1970 et l’industrie d’exportation de la loi d’avril 1972, les stations touristiques et les infrastructures liées (routes, aéroports), le pôle industriel de Gabes. Dans les années 1980, on a les zones franches de Bizerte et de Zarzis, la station de Yasmine Hammamet, enfin le port et l’aéroport d’Enfidha, les nouveaux projets de Tunis, Hergla, Selloum…
Cette concentration s’est faite au profit d’un espace de plus en plus circonscrit depuis les années 1980 sous la forme d’un triangle dont les sommets sont Bizerte, Kélibia et Mahdia (Dlala H, 2011) avec un affinage fonctionnel de la Capitale avec des bassins d’emploi au niveau du NE et du Sahel. Cet espace représente plus de 70% de l’investissement. En dehors de ce triangle, plus de grands projets, le pôle chimique n’est plus polarisateur tandis que Sfax se maintient dans un équilibre fragile.
b- Le déséquilibre des systèmes urbains caractérise le niveau national et régional
- Le déséquilibre concerne le système urbain national avec une carence manifeste des villes moyennes exprimant ainsi la forte centralisation.
- Le déséquilibre des systèmes urbains régionaux : tous les systèmes urbains, à part celui qui se trouve autour de la capitale, sont touchés par une tare donnée : l’absence d’un centre régional capable de polariser la région, la défaillance de la hiérarchie avec l’absence de certains niveaux, la macrocéphalie du système urbain (Tunis, Sfax, Kairouan), la faiblesse des villes moyennes (Kairouanais…) ou l’absence des petites villes (Kasserine)…
c- Un vie de circulation focalisée sur le littoral et articulée sur la Capitale tous les réseaux sont basés sur Tunis (le réseau routier, le réseau ferroviaire…) exprimant la forte dépendance du centre. La plupart des réseaux sont basés sur le littoral : routes, rail, ports et aéroports…
d- La gouvernance locale et régionale est totalement déficiente avec l’absence de la région, la faiblesse du local et la carence des moyens et des outils, la non représentativité des conseils régionaux et locaux, la non municipalisation de la majorité du territoire (statut rural) et l’absence d’institutions inter-communales dans les grandes villes,…
3- Les enjeux pour la Tunisie
Le débat sur la question socio-économique et territoriale reste très limité, voire éludé suite à l’urgence de la question politique et l’absence de programmes des divers acteurs en place (gouvernement de transition, partis politiques…) et ce malgré l’urgence de la question.
L’ouverture du pays, son insertion dans l’économie-monde et la littoralisation subséquente semblent-elles acquises ? La proximité de l’Europe et la présence d’un « near shore » euro-méditerranéen sont des opportunités non négligeables même si la place de l’Europe est appelée à reculer tandis que la réduction des inégalités régionales apparaît inéluctable ? Voilà la nouvelle problématique de l’aménagement du territoire en Tunisie. Le territoire doit être réhabilité pour devenir un facteur de production, l’objet d’une action volontaire re-structurante. La question territoriale doit être largement débattue sur la place publique pour définir les choix stratégiques.
Les enjeux de l’aménagement du territoire sont de taille. Il en va de la gouvernance territoriale, ce qu’on appelle de nos jours la géogouvernance, en vogue maintenant notamment dans les pays nordistes. Il s’agit de passer d’un mode de régulation à une gouvernance participative où le territoire devient un lieu de l’exercice de la démocratie. Dans une phase transitoire, il serait difficile de passer d’un rôle de la simple critique auquel était assigné la plupart des acteurs et des citoyens au rôle plus actif de conception et de proposition. La question est très complexe et touche plusieurs sphères mais on se limitera ici aux actions suivantes :
3.1- Une structure spatiale durable
On parle d’industrie durable, d’agriculture durable, de tourisme durable, mais on ne doit pas oublier aussi qu’on peut parler de structure spatiale durable. Il s’agit de doter le pays d’une structure territoriale durable, c’est-à-dire économiquement efficiente, socialement viable et écologiquement vivable ; respectueuse des ressources, valorisante des potentialités et des compétences territoriales et anticipatrice tout en assurant une certaine souplesse. Cette durabilité s’appuie en fait sur deux piliers :
* L’équilibre territorial entre les différentes régions et milieux,
* L’équité inter-régionale au nom de la citoyenneté et de la démocratie qui permet à chaque tunisien de vivre en dignité, un des mots d’ordre de la Révolution.
* Un cadre de vie vivable dans toutes les régions et les milieux capable de tisser des rapports affectifs avec le milieu, la localité ou la région : créer une image positive du territoire ?
* Un nouveau découpage territorial permettant d’intégrer les espaces côtiers et les régions intérieures rompant avec le schéma en damier et l’opposition Est-Ouest.
* Favoriser la spécificité au niveau local et la diversité et la complémentarité au niveau régional pour pouvoir articuler les échelles spatiales.
* Encourager l’ancrage territorial entre l’entreprise et son espace, les acteurs et leurs localités ou région, la ville et ses territoires tout en favorisant la création de réseaux de villes, les économies de proximité et de connexité donnant lieu à la mise en place de filières et rompant le lien ombilical avec la capitale ou les villes du littoral débouchant sur des économies locales viables et des économies régionales diversifiées. Il s’agit de mettre en place une nouvelle configuration territoriale où la géogouvernance l’emporte à la place du découpage spatial étatique de type vertical au service de l’encadrement et du contrôle partisan et sécuritaire beaucoup plus que du développement et de la liberté.
3.2- Une démarche à revoir totalement
Il s’agit d’inverser totalement la démarche qui a été suivie jusque là à travers les processus suivants :
* L’économie de connexité permet de mettre en place des filières, des réseaux
* L’économie de proximité pour rompre la dépendance vis-à-vis de la capitale, des villes littorales et intégrer les économies régionales.
* Rompre avec le découpage spatial en damier et le clivage littoral-intérieur en articulant les deux types d’espaces dans les mêmes régions.
* Définir les zones d’action prioritaire et les mesures correspondantes à mettre en oeuvre.
* Le réalisme et l’opérationnalité au niveau des objectifs fixés, des schémas élaborés et des moyens mis en œuvre en fixant des objectifs de résultats, des contrats par objectifs et des indicateurs de suivi et des feuilles de route.
* Instaurer la forme contractuelle du développement territorial en impliquant tous les acteurs endogènes : contrat de pays, contrat de région, contrat d’entreprise…
* « Think global, Act Local », il s’agit de penser globalement et d’agir localement, ce qui permet de joindre les deux bouts de échelle spatiale et de rallier la conception et l’action à la fois, d’éclairer l’action régionale et locale dans un éclairage national et de garantir une certaine souplesse tenant compte de l’interaction inter-scalaire.
3.3- La création des institutions appropriées
Il s’agit de créer des institutions viables et efficaces, capables d’anticipation et adaptées aux problèmes posés :
* Créer la région et ses institutions et lui donner les moyens d’intervenir au niveau institutionnel, financier, études et anticipation. Une région n’est pas un simple découpage spatial, elle est avant tout un pouvoir de décision territoriale qu’il faudrait définir, préciser et lui donner les moyens.
* Revisiter les attributions du CGDR et des offices de développement dans le sens d’une meilleure coordination entre les différents intervenants sous forme d’un Ministère ou d’une Délégation interministérielle (Aménagement et action territoriale, Aménagement du territoire et développement régional et local, Développement territorial).
* Doter les grandes villes d’institutions de planification urbaine (agences urbaines) et de gestion urbaine (communautés inter-urbaines).
* Revoir les attributions et le statut de l’aménagement tant au niveau national que régional dans le sens d’un rôle accru de coordination et de gouvernance territoriale.
* Permettre aux collectivités de se prendre en charge à travers les conseils locaux et régionaux élus démocratiquement de nature à mettre la question de l’aménagement du territoire dans le débat public, les doter des moyens d’action au niveau institutionnel, financier et foncier.
* Revisiter totalement le système fiscal, notamment la fiscalité locale pour doter les communautés territoriales des moyens adéquats sur la base de l’équité et de la solidarité territoriales tout en incitant les dynamiques locales (industrie, tourisme…). Une péréquation territoriale doit être établie pour doter les collectivités territoriales (locales, régionales), l’Etat, en favorisant la solidarité territoriale à travers les mécanismes de transfert spatial des communes créatrices de richesses vers les communes démunies.
* La décentralisation constitue la seule garantie d’un développement régional et local efficaces et opératoires permettant un développement ascendant « Bottom-Up » et non « Top-Down » qui émane des collectivités territoriales qui le prennent en charge selon un processus participatif assurant la gouvernance territoriale.
3.4- Un découpage territorial souple et évolutif
Il s’agit de mettre en œuvre une découpage spatial stable et évolutif à la fois permettant la comparabilité et le passage d’une échelle à une autre par simple recomposition :
* Municipalisation totale du territoire avec des communes rurales et des communes urbaines
* Stabilisation du découpage territoire avec des unités spatiales de base (USB), individualisées et indivisibles, fixes dont la recomposition donne lieu à toutes les autres unités (zone, secteur, délégation, gouvernorat, région).
3.5- Une loi d’orientation générale pour l’aménagement et le développement territorial
Il s’agit de doter le pays d’une loi d’orientation généralequi fixe les principes généraux, les choix stratégiques et d’intérêt général en matière d’aménagement :
* Favoriser la solidarité territoriale tout en incitant la compétitivité inter-régionale et en profitant des incitations internationales.
* Etablir une feuille de route pour réduire les inégalités et les déséquilibres sans casser la dynamique des espaces en forte croissance.
* Préserver les ressources et le patrimoine dans une optique de durabilité : agriculture, industrie, tourisme, espace, paysages, culture….
* L’équilibre territorial n’existe qu’à travers l’équilibre des pouvoirs, il s’agit de procéder à une redistribution des compétences, des moyens et des tâches et des moyens entre les différents acteurs. La démocratie locale n’existe pas sans ce partage mais la décentralisation n’a pas de sens sans une nouvelle négociation des pouvoirs (central, régional, local).
* L’aménagement autant la démocratie concernent toutes les échelles spatiales et on peut aisément concevoir des conseils élus au niveau trois niveaux supplémentaires : la délégation, le gouvernorat et la région en plus des communes et du niveau national. Toutes les démocraties du monde s’appuient sur trois échelons au moins : le communal, le local (délégation), le sous-régional (gouvernorat) et le régional (à créer en Tunisie) parallèlement aux représentants du pouvoir central qui se chargent désormais de l’exécution, du suivi, du contrôle et de gestion alors que la décision, la conception relèvent plutôt des instances représentatives
* Elaborer un nouveau Code d’aménagement territorial qui tiendrait compte de l’évolution de la société tunisienne, de l’émergence du niveau local et de la démocratie locale à instaurer.
3.6- les deux piliers de la reconstruction territoriale
Les deux piliers de la (re-)construction territoriale sont la coordination des acteurs et les ressources territoriales en termes de spécificités-différenciation et d’ancrage (Lamara H 2009) dans le sens où le territoire est auto-produit par une régulation locale des acteurs, il est cet espace affecté par les stratégies de développement. Il devient même, après l’entreprise, le support de l’innovation et du développement face au système post-fordiste et à la mondialisation. Pour cela, encore faut-il permettre aux acteurs locaux d’exister, de pouvoir agir et de participer à la gouvernance territoriale. Il s’agit de décentrer les pouvoirs pour instituer le territoire comme un construit collectif institutionnel (densité) et un lieu de production de ressource où la proximité et la connexité (géographique, institutionnelle, sociale, organisationnelle) sont fondamentales.
Le problème de l’aménagement du territoire, est loin d’être un problème technique ou de découpage, il est d’essence politique où il s’agit d’une question du pouvoir (institutions, moyens d’action, gouvernance). La décentralisation n’est pas un but en soi, elle est un moyen d’atteindre la démocratie qui est avant tout locale, dans la mesure où elle touche le quotidien du citoyen, la sphère matérielle de l’habitat et du travail, du quartier et de la ville. La décentralisation est elle-même un arbitrage entre le pouvoir central, le niveau régional et local. Encore-faut-il que les différents acteurs soient à un niveau tel qui leur permet de (re-)négocier leur place, leur rôle et leur statut alors que négocier exige déjà une légitimité et un minimum de pouvoir?
Faut-il rappeler l’adage qui dit que « ce qui est fait pour moi, sans moi, est contre moi ». Ne faut-il pas aller plus loin que la décentralisation et poser la question du partage du pouvoir à un moment critique de l’avenir du pays. Cette question si elle ne sera pas inscrite dans la Constitution, elle risquera de rester un veux pieux comme tant d’autres.
Même dans un contexte de pénurie totale de moyens ou d’institutions, la décentralisation permettait toujours aux collectivités et aux citoyens de s’exprimer et de participer à la chose publique ; de formuler et de revendiquer les requêtes et les besoins, enfin d’exiger les droits. C’est déjà un pas !
Enfin, la Tunisie connait maintenant une étape décisive et critique de son avenir, c’est actuellement que les grandes lignes sont en train de se mettre en place. Il faudrait être conscient que si la démocratie territoriale (locale et régionale) n’est pas inscrite dans la Constitution, il faudrait attendre probablement des siècles ?
Références
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Belhedi A – 1992 : L’aménagement du territoire en Tunisie. PUT, FSHS.
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Belhedi A – 2011 : « La dimension spatiale de la Révolution tunisienne ». Communication dans plusieurs tribunes.
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Grawitz M – 2000 : Lexique des Sciences sociales. Dalloz Campus, 2000, 7° édition
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Lamara H – 2009 : « Les deux piliers de la construction territoriale : coordination des acteurs et ressources territoriales ». Développement durable et territoires,
http://developpementdurable.revue.org/8208
Lamour Ph – 1967 : 60 millions de français, Buchet/Chastel, Paris, p. 287-288
Langumier J-F, 1974. « Vers la fin du fétichisme de la ville », in Projet, 83, p.288
Lévy J et Lussault – M 2003 : Dictionnaire de Géographie et des espaces de la société. Belin,
Santos M – 1989 : Espace et méthode. Publisud, 124p ;
[1] La croissance est différentielle, elle se manifeste à certains points précis de l’espace et se diffuse par la suite par un mécanisme d’interdépendance technique (sectorielle) et spatiale créant en première phase une aggravation des écarts et des déséquilibres. Cf. F. Perroux, L’économie du XX° siècle, J Boudeville : 1968 : Polarisation et aménagement du territoire.
[2] Autant cette loi a octroyé à la commune des prérogatives importantes, autant elle lui a ôté certaines tâches qui ont été confiées aux agences et offices et consacré la tutelle du Ministère de tutelle et de l’Equipement en matière d’aménagement de l’espace communal.
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